Christiane et moi

(Ce texte a été écrit pour être lu à voix haute. Sinon, je le sais bien que ça n'a pas trop de sens.)

Moi, c'est le mardi suivant que je l'ai su. C'est Marie qui me l'a annoncé. Je l'avais croisée, dans la rue, et elle m'a dit qu'elle avait pensé à moi tout de suite. Quand je l'ai su, j'ai appelé mon ami Frédéric: Ce fameux vendredi-là, j'étais avec Frédéric, puis je lui avais dit, je me rappelle: "Eh, je me sens bizarre. Je me sens comme si... comme si quelqu'un est mort." Alors mardi, je l'appelle, et je lui dit: "Frédéric, tu sais pas ce que je viens d'apprendre? Tu te rappelle de vendredi, eh bien c'était Christiane qui est morte. Ben oui, Christiane Rochefort. J'en reviens pas."

Je peux vous dire que j'en revenais pas. Bon, je savais qu'elle était malade, puis les deux derniers livres, clairement, ça faisait figure de testament. J'ai même été un peu surpris de les voir, à chaque fois qu'elle publiait un bouquin j'étais un peu surpris de la savoir encore en vie; bon, mais en même temps je me disais: Le jour où elle va mourir, il me semble que je vais le savoir. Eh bien je l'ai su! Ffff...

En quelque part, ça m'étonne que je l'aie senti: vous comprenez, je l'ai juste vue un fois, il y a douze ans. Je la connaissais pas. Mais, dans un autre sens, je l'ai tellement suivie, je l'ai tellement lue, tellement relue, elle a toujours fait partie de ma vie. Et puis, Christiane elle-même, elle est tellement entière, elle est tellement vive, que même comme présence d'abord littéraire, elle était... elle est vivante; elle fait partie de ce que je suis, intégralement. Même loin, même morte, même si je fais cinquante-six mille autres affaires que de me battre comme elle s'est battue, avec la même indignation magnifique...

Mais, ce que je peux dire, c'est qu'au travers tout ce que je vis, des fois, quand j'ai l'impression de me trahir... vous devez savoir, il y a des choses auxquelles on croit, puis à un moment donné on se réveille, puis on est à côté. Un petit peu à côté, beaucoup à côté... Mais dans ces cas-là, à chaque fois, chaque fois que je veux me rappeler ce que je suis, ce à quoi je crois, c'est toujours dans les livres de Christiane que je retourne puiser pour me rappeler c'est quoi, pour moi, vivre. Bon, enfin, ce que c'est pour elle, c'est sûr, mais aussi ce que c'est pour moi. Vivre, mourir... C'est quoi les signes de la mort, du pouvoir, c'est comment que je peux les relever avant d'être corrompu, ce que c'est que l'intégrité...

Depuis le début, depuis le début... Écoutez, depuis le premier livre que j'ai lu d'elle, c'était les enfants d'abord . Je l'avais puisé dans la bibliothèque de Louise, c'est encore cette copie-là que j'ai chez moi (merci Louise, au fait!) C'est la première intuition que j'ai eue de ce que Christiane appelait la Force Aveugle... de l'Entreprise qui dévore ses enfants, de comment on se fait récupérer... la mécanique de l'oppression, la fonction politique de l'amour, comment nos propres mots, nos propres pensées, nos propres sentiments, tout ce qu'on a d'intime, est perverti par le pouvoir qui essaie de se transmettre à travers nous, que ça nous appartient pas vraiment mais que c'est en nous.

Il y a plein de gens qui le disent, mais c'est Christiane qui me l'a fait sentir. J'ai ressenti ce livre-là comme une série de claques en pleine face à chaque page: "Réveille-toi! Te rends-tu compte de ce que c'est d'être un enfant? Ce que c'est de ne pas en être un et de protéger quelqu'un jusqu'à l'étouffer? De se croire plus fort, plus intelligent, plus sage parce qu'on est plus grand, et que c'est tellement naturel?"

Et puis... Et puis ça aurait pu en rester là, j'avais juste ce livre-là, je pensais vaguement que c'était tout, c'était complet, et puis je suis allé chez Marcelle, ma prof de philo, elle nous avait invités, et elle en avait une couple d'autres, je les ai empruntés... Les Stances à Sophie , puis Journal d'un printemps , et un autre... Je pense que c'était les Petits enfants du siècle . Les Stances, Christiane le trouve moins réussi, mais moi, c'est le premier roman que j'ai lu d'elle, et je peux pas vous dire l'état d'exaltation que j'ai senti en lisant ce livre-là, les dialogues qui fusaient... Je me souviens, c'était en pleine nuit, j'avais un devoir de maths pour le lendemain, il fallait que je m'y mette, je savais déjà que j'aurais pas assez de la nuit pour le finir, et puis en plus un examen de physique, j'étais même pas allé au cours, puis j'étais en train de lire les Stances, j'étais pas capable de décrocher, je tournais en rond autour de la petite table du salon, tout le monde dormait à la maison, moi je lisais ça tout haut pour le plaisir de faire rouler le dialogue dans ma bouche, les répliques, je lisais ça frénétiquement, sans reprendre mon souffle.....

J'ai toujours été un peu anti-conformiste, c'est mon côté Verseau, mais une démolition en règle comme ça, des institutions, des conventions, je pouvais pas l'imaginer, l'exprimer, pas tout seul, pas à seize, dix-sept ans, pas de la façon dont j'étais, d'où je partais. Et quand je l'ai découvert, quand je l'ai découverte, c'était un choc de reconnaissance. C'était JUSTE. Christiane écrit juste. Il n'y a personne qui a cette lucidité décapante, qui perce les rouages à nu comme ça. C'est magnifique, la façon qu'elle a en trois mots de révéler tous les artifices du pouvoir, ou au contraire de te rappeler à la vie. Ça m'a pris plus de temps avant de tomber sur les textes vraiment poétiques de Christiane; Archaos , il m'a dérouté à la première lecture, et puis c'est seulement quelques années après ça qu'elle a sorti le Monde est comme deux chevaux . Dans ce livre-là, il y avait les premières allusions à ses rencontres magiques... À ce qu'il y a d'essentiel à être disponible à l'instant, aux amis, à la nature... "Éveil total et abandon total," comme elle disait.

Quand je l'ai rencontrée, elle, ce à quoi je tenais vraiment, c'était de la remercier pour le monde est comme deux chevaux . C'est pas un texte facile, il y a des bouts que j'aurais pas compris si ça n'avait pas déjà fait longtemps que je la lisais. Des clefs, aussi... "Regina, elle est à moi!" "C'est parce que tu as la grâce." Je ne voulais pas lui demander qui c'était Regina, qui c'était qui avait vu qu'elle avait la grâce: sa vie, ce n'est pas mon affaire, je voulais la repecter. Alors on a parlé de littérature: On a parlé de Faulkner, de Duras, de Virginia Woolf... Mais ce que j'ai retenu de l'avoir rencontrée, que j'oublierai jamais, et je sais que je ne suis pas le seul, c'est son regard. Perçant, perçant. Une exigence de vérité. C'était fou - bon, elle était déjà malade - le contraste entre son corps amoindri et l'intelligence de son regard, la vitalité...

Mon père l'a rencontrée aussi, quelques années plus tard. Elle se souvenait que j'aimais Bateson. Je ne sais pas trop si je lui avais parlé de Bateson, cette fois-là, je suis même pas mal sûr que non. Mais, bon, elle savait que j'aimais Bateson, comme je savais qu'elle est née le 17 juillet quand j'ai mis ça au hasard sur le texte de l'affiche, avant qu'Hélène obtienne la date de naîssance, parce que je voulais mettre une date "pour voir."

Mais je sais rien, dans le fond, sur Christiane. Je sais rien sur elle. Seulement ce qu'elle a écrit, et puis même pas ça, les petits bouts qu'elle a publié. Comme elle dirait, c'est quoi savoir? C'est quoi savoir avec des faits, avec des mots... Mais ce que je sais, parce que je le sens, c'est pas seulement sa colère, son regard pénétrant, son intégrité qui l'a menée jusqu'au bout, face aux compromissions et aux infâmies... c'est même pas juste la poésie: la poésie, c'est rêver de l'âge d'or, mais c'est aussi pour bien des gens le mettre ailleurs. Mais ce que j'ai senti avec Christiane, c'est que l'Âge d'Or, c'est ici, c'est maintenant, c'est tant qu'on peut le sentir, qu'on se laisse pas avoir par la désillusion, par ce qu'elle appelait le poison d'irréalité. L'Âge d'Or , c'est notre héritage, ce qu'on a reçu avec notre âme, puis tout ce qui nous fait croire que c'est pas déjà à nous, le "réalisme", que ce soit le réalisme politique ou le réalisme économique, ou même le réalisme amoureux, c'est ça qui est le piège, c'est ça qui est de l'illusion. Je ne dis pas que je ne me fais pas prendre au piège, souvent, encore et encore... Mais c'est Christiane qui m'a dit que c'était un piège, et que la vie est ailleurs. Ou plutôt que la vie est ici.

T'est pas morte, Christiane. J'oublie pas.

Marc-Antoine Parent

Ce texte a été lu lors d'un hommage à Christiane Rochefort.