"Construction des normes, entre stratégie et communication : un cas de négociation collective", Mémoire de maîtrise, Sciences des systèmes, Université d'Ottawa, 2006
Lorsque des gens débattent, on les entend souvent se plaindre que l'autre partie n'est "pas rationnelle." Qu'est-ce que ça signifie? À quoi ressemblerait un argument rationnel idéal? Comme je l'explique ailleurs, j'ai l'intention de concevoir des outils permettant d'améliorer les processus de consensus à grande échelle. Après plusieurs années passées à travailler en informatique, j'ai une bonne prise sur la création d'outils; et mon éducation mathématique m'a donné une bonne prise sur la rationalité sous sa forme la plus pure. Toutefois, les processus de décision humains ne ressemblent en rien à des preuves de théorèmes; je savais devoir acquérir une meilleure compréhension des multiples forces en présence lors d'une prise de décision collective.
J'ai commencé ce périple par un diplôme interdisciplinaire, la maîtrise en Sciences des Systèmes [http://www.etudesup.uottawa.ca/Default.aspx?tabid=1726&monControl=Renseignements&ProgId=607] de l'Université d'Ottawa. J'ai eu la chance d'y rencontrer le Dr. Gilles Paquet [http://gouvernance.ca/], un expert renommé sur les questions de gouvernance, qui a dirigé mes recherches. Il a compris ce que j'essayais d'accomplir, et m'a laissé assez de champ libre pour que je puisse dépasser les limites de ma perspective initiale, encore trop influencée par la raison raisonnante, et explorer en profondeur les aspects proprement sociaux de mon sujet d'étude. Mon mémoire devait se baser sur une étude de cas d'un processus de décision en action, par une observation participante dans un processus du négociation de la convention collective d'un syndicat d'assistants de cours.
Je voulais surtout explorer les obstacles aux prises de décision rationnelles, et mon mémoire s'ouvre donc sur une autre étude de cas, de Bent Flyvbjerg, d'un plan de réforme municipale saboté. Il y montre comment les dynamiques de pouvoir prennent souvent priorité sur les décisions "rationnelles". Mais de quelle rationalité s'agit-il? Encore une fois, pas celle de la logique formelle; mais sinon laquelle?
Par exemple, les économistes définissent la rationalité instrumentale comme la poursuite optimale de l'intérêt privé; ce qui mène aux calculs de la théorie des jeux. Des analyses passionnantes de la façon dont la dynamique de pouvoir affectent le marchandage peuvent être tirées de ce modèle, qui ne devront rien à la logique. Ce modèle explique adéquatement maints phénomènes de micro-économie, mais ne passe pas le cap d'une vérification expérimentale au-delà de ce champ. On peut même démontrer que la société telle que nous la connaissons n'existerait pas s'il s'agissait d'une théorie correcte du comportement humain.
Le sociologue Max Weber distingue les raisonnements sur les fins de raisonnements sur des moyens d'accomplir des fins qui sont fixées par des conventions sociales. Beaucoup de nos actions visent à nous situer comme membres en règle à l'intérieur d'un groupe social; il y a donc bien une forme de rationalité, dite normative, qui vise la conformité à des normes, qui est à la base d'une analyse de la société en termes de normes et de rôles sociaux.
À l'opposé des économistes, le philosophe Jürgen Habermas définit la rationalité comme un processus fondamentalement collectif; nous ne pensons pour ainsi dire jamais qu'en dialogue avec autrui. Il soutient que l'existence même du langage démontre que la volonté de se comprendre mutuellement est une pulsion humaine fondamentale. Il admet que certaines sections de la société se soient développées de façon à ce qu'y domine la rationalité instrumentale (dans le marché) ou normative (dans la sphère administrative); mais il oppose ces champs "systémiques" de la sphère sociale au "monde vécu", où se situent la création de consensus et la transmission des valeurs. Il analyse ensuite les conditions idéales de la rationalité consensuelle, qu'il appelle "action communicative", ainsi que ses pathologies.
La description par Habermas d'une pulsion fondamentale à la recherche de consensus semble passablement idéaliste, mais il soulève des questions importantes quant à la fonction sociale du langage. Le philosophe Joseph Heath offre sa propre explication de ces phénomènes: il avance que la fonction principale du langage viserait la complexité et la diversité des normes sociales. La société dépend de ce que ses membres mettent ces normes au-devant de leur intérêt privé dans de nombreux cas; et cette priorité est imposée par le biais de sanctions envers ceux qui, à l'inverse, mettraient leurs intérêts privés au-devant des normes sociales. Toutefois, les normes ne peuvent codifier toutes les actions possibles, et dans plusieurs cas il est possible de pouvoir justifier de violer une norme donnée pour se conformer à une autre norme, en contexte. Une telle action ne doit pas être sujette à sanctions, et l'application des sanctions doit donc être contingente à la possibilité de donner raison d'une violation apparente des règles. Selon cette théorie, le rôle principal de la rationalité est de donner des raisons aux actions; toutefois, lorsque les normes de deux groupes sont en conflit, il s'agit alors de trouver une nouvelle norme compatible, et ce raisonnement méta-normatif peut impliquer autant la rationalité instrumentale, sous forme de marchandage, que l'action communicative.
Ayant exploré ces définitions multiples de la rationalité, ainsi que quelques autres, j'ai appliqué ces outils conceptuels à ma propre étude de cas. J'avais observé, comme Flyvbjerg, plusieurs cas de bris apparents de rationalité; toutefois, ils ne semblaient pas s'expliquer ni seulement en termes d'une analyse des rapports de pouvoir, ni seulement en termes de normes sociales, mais semblaient nécessiter une analyse sur plusieurs niveaux simultanément. L'analyse par Heath de la justiciabilité des actions semblait bien jouer un rôle important, bien que cette analyse soit elle aussi complexifiée par la conscience qu'avaient les acteurs de jouer devant des audiences multiples, et les justifications devaient ainsi être admissibles à plusieurs niveaux et dans plusieurs sphères. (Cette analyse s'inspire d'une autre définition de la rationalité, celle de rationalité dramaturgique due à Erving Goffman; elle a également des liens avec ce que Barbara O'Keefe appelle la logique rhétorique de conception de messages.)
La question la plus importante demeure celle du consensus: les parties souhaitent parvenir à un accord, mais ont également des raisons stratégiques pour maintenir une tension. Les principaux points de tension semblent avoir tourné autour des questions d'identité, que Habermas rangerait du côté du monde vécu, où la recherche de consensus aurait dû être la force déterminante. À l'inverse, quelques-uns des points d'accord les plus inattendus ont suivi des arguments essentiellement ancrés dans la raison instrumentale. Mon interprétation de ces observations est double: d'abord, la convention collective est elle-même un outil systémique (ce que Habermas appelle un média gouvernant), et la résistance du monde vécu à une régulation systémique se centrera naturellement sur des questions liées au monde vécu. Ensuite, il n'y a pas un, mais plusieurs mondes vécus, et la recherche de consensus interne à un groupe peut dominer la recherche de consensus global.
Toutefois, le consensus entre les groupes existe bien; le politologue John Rawls propose que les sociétés pluralistes évoluent à partir d'une simple coexistence, ou modus vivendi, jusqu'à la création de normes communes auxquelles ses membres peuvent adhérer pour des raisons différentes, ce qu'il appelle un consensus par recoupements. L'évolution d'un tel consensus fait suite à un processus lent d'apprivoisement mutuel, où s'établit la confiance; dans notre analyse, cette confiance doit être développée simultanément aux niveaux instrumentaux, normatifs et dramaturgiques avant que puisse éclore le cas idéal de la rationalité communicative de Habermas.
Mon mémoire présente donc une image beaucoup plus complexe du processus de décision collective que la dialectique entre rationalité et pouvoir proposée par Flyvbjerg. Ce qui est plus important pour mes travaux subséquents, il démontre que la simple création d'une "situation de communication idéale" ne garantit aucunement l'émergence d'un consensus. Toutefois, bien que je ne prétende nullement détenir la clef aux questions qui entourent la formation de consensus, le corps du mémoire indique quelques problématiques dont je crois qu'on ne peut les négliger si on veut favoriser la formation d'un consensus. De ces problématiques, nous attirons l'attention sur: la perception qu'a chaque groupe des motivations des autres groupes (et de ses propres membres); l'importance de créer des contextes où les interprétations les moins charitables peuvent être examinés sans faire dérailler le processus; comment les régulations affectent la transmission de l'identité des groupes; comment l'établissement de la confiance dépend d'une multiplicité de canaux de communication... Comment nous agencerons ces considérations dans la conception d'outils concrets demeure sujet à de plus amples recherches.